Le devoir peut parfois transcender la parole donnée : l’alternance politique et la démocratie en Afrique, un mirage au Cameroun et en Côte d’Ivoire ?
Il est des serments qu’on jure d’honorer publiquement. D’autres qu’on enterre, la main sur le cœur, en invoquant un « intérêt supérieur de la nation ». Depuis le 29 juillet, la vie politique ivoiro-camerounaise semble rejouer la même partition usée : celle d’une promesse d’alternance à nouveau bafouée. Alassane Ouattara, 83 ans, annonce son quatrième acte à la tête de la Côte d’Ivoire. Quelques jours auparavant, Paul Biya, 92 ans, scelle sa volonté, presque déconcertante de constance, de briguer un énième bail présidentiel à Yaoundé. Deux noms, deux trajectoires, mais un identique syndrome : l’aversion tenace au passage de témoin.
L’éternel retour du « devoir » présidentiel
À supposer que la démocratie se résume à une arithmétique électorale, ces scrutins annoncés pour octobre tiendraient du rituel désenchanté plus que d’une respiration collective. Les urnes, ici, ne constituent plus le dernier mot de la volonté populaire, mais le préambule d’un scénario connu et verrouillé. Le refrain est bien rodé : le renoncement à la parole donnée justifié par l’obligation – auto-attribuée – d’éviter le chaos, de protéger une stabilité fuyante, voire d’achever une vision économique supposément salvatrice.
Mais à quel prix, sinon celui d’un profond discrédit du système, d’une lassitude citoyenne, d’une défiance généralisée à l’égard d’institutions désormais accessoires ? Car, ni à Abidjan ni à Yaoundé, la promesse de renouvellement n’a survécu au pragmatisme glacé du pouvoir.
Ouattara : grandeur annoncée, petite musique du même refrain
Il aurait pu entrer dans l’histoire pour avoir su passer le relais. En 2020, alors qu’il célébrait la réforme constitutionnelle de 2016 à la façon d’un Nouvel An politique, Ouattara avait juré que nul mandat de trop ne viendrait ternir son héritage. Trois ans plus tard, dans une Côte d’Ivoire où la recomposition politique est soigneusement verrouillée et où les voix d’opposants majeurs – Thiam, Gbagbo, Blé Goudé – se heurtent à la barrière du Conseil constitutionnel, le Président use du même argument : « devoir » de continuité, nécessité d’achever l’œuvre, et peur agité du vide.
La réalité demeure crue : la prochaine élection n’en sera une que pour la forme, le vainqueur étant déjà connu, comme peut l’être le dénouement d’un roman mille fois relu. Pis : la peur, palpable, recommence à sourdre, et les réseaux sociaux bruissent à nouveau de ces récits glaçants d’Ivoiriens cherchant la voie de l’exil.
Biya : la tentation de l’éternité
En comparaison, Paul Biya ne s’ennuie même plus à feindre le renouveau. Le doyen du continent, fidèle à lui-même, consolide son trône depuis plus de quarante ans, entouré d’un dispositif institutionnel fait sur mesure, et d’une opposition méthodiquement neutralisée. La dernière manœuvre : l’élimination de l’infatigable Maurice Kamto de la compétition présidentielle par un Conseil constitutionnel aux ordres, couronne sans détour le triomphe de la continuité sur la possibilité même d’un changement.
À Yaoundé, il ne s’agit plus de dialogue, mais du maintien obstiné de l’ordre établi. Personne, ou presque, n’envisage que le fauteuil d’Étoudi change de locataire autrement que par la force du temps. Signe des temps : le seul suspense porte désormais sur la biologie plus que sur la politique.
La révision permanente comme arme de perpétuation
Qu’on soit dans la patrie de Drogba ou dans celle d’Eto’o, la mécanique est identique : faire et défaire les textes à la guise du Prince. L’ingénierie constitutionnelle, raffinée au fil des décennies – jusqu’à inspirer Lomé et son innovation du « président du conseil à vie » –, permet de supprimer l’esprit d’alternance tout en lui ménageant une façade. Rue et société civile peuvent protester : la légalité est toujours assurée, la légitimité, elle, s’érode inlassablement.
Ce tour de passe-passe, mélange subtil de droit positif et de cynisme politique, laisse la démocratie réduite à l’état de fiction et alimente la résignation, parfois la rage impuissante, des plus jeunes générations.
Leçon d’Afrique, syndrome de confiscation
Ce n’est pas l’idée de l’alternance qui est morte : elle est trahie par ceux qui prétendent la servir, et trop souvent sacrifiée sur l’autel d’intérêts personnels. Le devoir du dirigeant, ce n’est pas de s’accrocher à tout prix au sommet, mais de préparer méthodiquement la relève, d’armer les institutions face aux hommes, d’ancrer dans la culture politique l’impératif de transmission.
Ce n’est pas la grandeur d’un homme providentiel qui sauvera l’Afrique, mais l’humilité de ceux qui savent s’effacer, pour mieux garantir la pérennité de l’idéal démocratique – ce rêve, encore si souvent confisqué, d’un continent où la promesse du changement cesse d’être un mirage.
Avant même d’évoquer le balet immuable des candidats éternels, il n’est pas inutile de rappeler qu’un autre chemin reste possible et que le Bénin, sous Patrice Talon, en offre la démonstration. Face à la tentation de s’accrocher au pouvoir, l’exemple du président béninois, qui a réitéré sa volonté de ne pas briguer de troisième mandat en 2026, devrait inspirer ceux qui, ailleurs sur le continent, n'envisagent pas de s'arrêter.